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INTERVIEWS

INTERVIEW AVEC IGOR STEPHEN RADOS, RÉALISATEUR DE "NURSERY RHYME OF A MADMAN"

TES



MARS 2023 - ÉDITION MENSUELLE





Q1. Igor Rados, une salve d'applaudissement pour Nursery rhyme of a madman! (« comptine pour un fou ») Votre film trouve son nom dans un jeu de mots intéressant. Pourriez-vous nous expliquer votre parcours de réalisateur et comment vous avez décidé de vous concentrer sur ce sujet en particulier ?


Nursery Rhyme of a Madman est un drame parabolique qui raconte l'histoire d'un poète dans un asile, enfermé par deux médecins fous qui sont en conflit car ils suivent des écoles de pensée opposées. À première vue, le public peut voir ce film comme un thriller contemporain avec de multiples rebondissements, mais au fur et à mesure que le film progresse, l'histoire nous emmène dans un lieu et un temps indéfinis, et dans une dimension onirique.


Notre film est tiré d'une pièce courte et puissante, The Madman and The Nun, (« Le fou et la nonne »), du dramaturge polonais Stanislaw Witkiewicz, écrite autour de la révolution bolchévique comme une réponse en rébellion vis-à-vis du contrôle des valeurs sociales et de l'art en particulier par l’appareil d’État. C'est la fin de la liberté de création pour beaucoup, l'art devenant un outil politique d’État. Dans cette pièce, l'auteur dépeint le monde comme un asile de fous dans une petite boîte.

Nursery Rhyme of a Madman n'est pas une adaptation pure et simple, mais plutôt libre, certaines parties du scénario étant inspirées de la pièce. J'ai traduit le texte original sous une forme plus adaptable pour en faire la base d'un scénario. Le texte était si sombre et surréaliste qu’une approche réaliste seule n'aurait pas pu transmettre l'histoire. Il était presque impossible d'en suivre la logique, mais son rythme était fort. J'ai donc suivi mon intuition et j'ai adopté un style impressionniste avec des étincelles d'humour noir et de réalisme magique, pour obtenir cette pièce unique sur le plan visuel et conceptuel.





Q2a. Le film s'ouvre sur une scène dans un asile d'aliénés. Un homme portant une camisole de force s’exclame : « Je veux sortir d'ici ». Rapidement, on lui administre un tranquillisant et on le transporte dans un autre établissement. Il tente alors de s'échapper et le personnel de l'hôpital le poursuit dans les jardins du nouvel hôpital. Une infirmière observe la scène depuis une fenêtre voisine. Elena (alias Ana) doit « reprendre le dossier du patient ». Un homme, que nous supposons être le psychiatre en chef, lui dit : « Si vous pouvez pénétrer dans sa blessure mentale (le patient est Mitchel, un poète), faites-le, s'il vous plaît. Vous avez toute latitude pour mettre en application ce que vous avez appris à l'école ».


Sa vie de bohème chaotique d'artiste conduit Mitchel à se retrouver piégé dans un asile. La mort de son âme sœur l'écrase encore plus. Il exprime passionnément le désir de s'écrire jusqu'à la mort. Cependant, il se retrouve entre les mains d'une « société bienveillante » constituée de deux psychiatres expérimentaux enthousiastes, qui finissent par le conduire à une mort lente et inéluctable.


Le texte livre une vision étrange d'un artiste en conflit avec la machine de l'État. On se demande si l'âme sœur du poète n'est pas l'ART lui-même, qui meurt entre ses mains.


Le film est une satire anti-establishment chargée de messages subliminaux. Les personnages s'étendent au-delà des individus, symbolisant des concepts plutôt que leurs agendas personnels. Le poète, constamment « tranquillisé » (sous l’emprise de tranquillisants), représente tous les artistes et visionnaires de la planète qui veulent créer mais qui ont les mains liées. Les deux médecins représentent les puissances belligérantes du monde, égoïstes, grossières et souvent sournoises. L'infirmière représente les cœurs sensibles et les besoins culturels. La liste est longue et le public peut la découvrir à sa guise.



Q2b. Dans le deuxième acte, nous plongeons bientôt dans la relation patient-infirmière jusqu'à ce que celle-ci s’inverse, dans un retournement surprenant et drôle ! La santé mentale et la psychologie en tant que science sont sous les projecteurs depuis la pandémie. Diriez-vous, à l’instar de l'un de vos personnages, qui déclare « nos hôpitaux sont pires que des donjons féodaux », qu'elles devraient également faire l'objet d'un examen minutieux et peut-être être mieux réglementées ?


Ce film a une dimension politique. Autant nous pouvons avoir une vision satirique du système de santé qui a besoin d'être réparé, comme nous l'avons beaucoup appris lors de la dernière pandémie, autant le concept du film est plus large. Le syndrome hospitalier s'étend à tous les niveaux du gouvernement, nous affectant de manière tout aussi toxique, transformant souvent des personnes en bonne santé en malades.





Q3. Vous êtes originaire de Belgrade. Même si vous vivez au Canada depuis longtemps, pouvons-nous vous demander quelle est votre vision de l'Amérique du Nord et quels sont les avantages et les inconvénients du choix de ce continent ?


L'Amérique du Nord est un magnifique collage de personnes d'origines diverses. Elle englobe toutes les cultures du monde entier. Déménager de Belgrade, en ex-Yougoslavie, et tout laisser derrière soi a été une décision audacieuse. Quand on est jeune, on part à l'aventure sans trop réfléchir.


L'Europe me manque, mais je ne regrette pas de m’être installé au Canada. Toronto est une ville formidable qui possède une riche tradition cinématographique. C'est un gigantesque centre artistique et un grand vivier de professionnels et de passionnés du divertissement. Les artistes indépendants peuvent également y trouver un soutien grâce aux nombreux réseaux médiatiques, aux conseils artistiques, à des salles de cinéma abordables et à un public sophistiqué amateur de films.


Je suis arrivé au Canada en 1988 et ce pays a été formidable pour moi. J'ai obtenu mon diplôme de l'école de commerce en 1994, j'ai commencé à travailler sur des plateaux de tournage, j'ai adhéré à la Guilde canadienne des réalisateurs, puis j'ai obtenu des diplômes en études libérales en cinéma et en théâtre à l'université de York en 1996 et en production cinématographique avec mention en 1999, avec un film primé qui s’intitule "Déja Vu-Déja Vu".


Le film a été présenté lors de mon premier festival à Igualada, à Barcelone, en Espagne, et a remporté le même soir le Grand Prix et le Prix du public. Ce fut le point de départ de ma carrière. J’étais officiellement devenu cinéaste.


Vous pouvez me considérer comme un réalisateur canadien ou nord-américain, mais vous trouverez une influence européenne de taille dans mon travail. Ce n'est pas une décision consciente de ma part. J'ai la chance d'apporter mon héritage culturel et de pouvoir faire passer certaines connaissances de l'Est vers l'Ouest.





Q4. « Les fous sont les plus intelligents », déclare l'un des médecins. Pouvez-vous nous en dire plus sur la théorie de « l'enquête harmonique » du Dr Groom dans le film ? La poésie et la psychanalyse sont-elles liées ou au contraire opposées ?

Le contenu du film se situe entre la poésie et l'harmonie, complété par le style impressionniste.


Nursery Rhyme of a Madman est abordé comme une poésie, ce qui m'a obligé à m'écarter du réalisme. Le symbolisme joue un rôle essentiel dans la plupart des scènes. L'ironie est que tous les personnages qui entourent le poète « malade » sont plus perturbés que le patient lui-même. Les deux médecins sont les plus fous, ce qui apporte une touche comique à cette pièce par ailleurs sombre.


Dans le texte original, le personnage du docteur Groom croyait fermement à la psychanalyse. Il s'agissait d'une approche thérapeutique moderne, qui reflétait la société avant-gardiste de l'époque. Après une longue discussion avec Pilar Alessandra, ma conseillère en scénario, nous avons conclu que cette méthode ne pouvait plus être vue comme aussi révolutionnaire aujourd'hui.


J'ai dû créer une nouvelle technique « révolutionnaire » pour le Dr Groom, qui dépasse les normes médicales occidentales. Dans notre film, il se connecte métaphysiquement aux patients. Il étudie les modèles de comportement gravés dans leur ADN par les générations précédentes, voire les incarnations du patient. Cela ressemble davantage à une méthode spirituelle, mais je l'ai baptisée « The Harmony Inquest » (« l'enquête harmonique »).


Ici, le Dr Groom, comme son collègue, le Dr Fritz, se considère comme un génie ; cependant, leur approche dogmatique des patients en tant que spécimens de valeur scientifique élevée les révèle comme sociopathes et malades mentaux eux-mêmes.





Q5. Quelles sont vos inspirations en cinéma ? Avons-nous raison de percevoir l'art de Roman Polanski et peut-être un peu du cinéma scandinave derrière l'aspect peu orthodoxe de votre création ?


Je trouve mes motivations créatives dans tout ce que je vis, dans la vie, dans l'art et dans la littérature. Il est impossible de ne pas être influencé par les vieux maîtres et les grands films. La plus grande inspiration pour ce film vient de l'œuvre avant-gardiste de Witkiewicz et du reflet universel du comportement humain dans la vie de tous les jours. Dans son œuvre très particulière, le texte exige un style, et nous avons voulu respecter cette notion de l'auteur. Sinon, nous en perdrions l'essence et nous laisserions le public en plein vague et nous ne jouerions pas nôtre rôle.


Il est intéressant de noter que vous avez mentionné le cinéma scandinave. Lorsque notre directeur de la photographie John Holosko CSC et moi-même sommes entrés dans les locaux du lieu de tournage, nous avons su instantanément que le bâtiment serait le protagoniste du film. Même si je voulais sortir de l'unité de temps et de lieu, je devais rester fidèle au texte original, en imaginant le monde comme une maison de fous dans une petite boîte.


John a très bien compris l'analogie de ce film, et je lui ai donc laissé une totale liberté de création. Il a utilisé un éclairage classique trois points tout au long du film, comme s'il communiquait avec ce magnifique bâtiment ancien. La section suédoise de la Société européenne des directeurs de la photographie, FSF Sweden, a complimenté le travail de John, comparant sa technique d'éclairage au travail du légendaire Sven Nykvist.





Q6. L'un des psychiatres est tué par Mitchel, le poète. Mitchel se pend avec sa camisole de force dans la cage d'escalier de la clinique. Mais lorsque la police arrive, les deux corps ont disparu de la morgue de l'hôpital. Les deux morts apparaissent à Elena en rêve. Puis par un incroyable coup de théâtre, ils reviennent à la vie et semblent complètement guéris. Elena finit par s'échapper avec Mitchel, et nous imaginons qu'ils vivent heureux jusqu'à la fin de leurs jours ! Nous retrouvons Mitchel lorsque celui-ci organise une réunion de poètes « Une soirée avec un maître ». Tout à la fin, les médecins reconnaissent que le cas de Mitchel est perdu à jamais pour eux et ils échangent des propos sur leur nouveau patient : « C'est un réalisateur de films. Plus personne ne veut faire de films. Il a dû devenir fou. » Vous avez bien dit que votre film devait être manipulé avec précaution ! Un commentaire ?


Ce n'est un secret pour personne, le film est devenu un art en voie de disparition, coincé entre le divertissement et les agendas politiques. L’ironie, cependant, trouvera toujours un moyen de s'exprimer, malgré les efforts déployés par certains pour l'étouffer.


La pièce originale passe chronologiquement de la comédie noire à la tragédie et enfin au grotesque. En outre, le film montre les personnages créant des situations bizarres, mourant, ressuscitant et perdant la raison. Le poète identifie son cerveau à une machine qui ne s'arrête jamais, même lorsqu'il dort. « C'est pourquoi les artistes doivent faire des choses folles », explique-t-il.

Je n'ai pas pu résister au défi d'adapter une structure en boucle et de livrer ce film sous forme de rimes dans l'esprit du poète. Dans le dernier acte, la magie opère : l'infirmière Anna sauve Mitchel, l'inspecteur fait régner l'ordre et les amateurs de poésie embrassent l'artiste.

Taxez-moi de rêveur romantique, mais c'est la fin dont nous avons tous besoin : des gens bien pour sauver le monde parfois et conserver le bonheur sur notre planète.



Q7. Quels sont vos projets pour l'avenir proche ?


Je suis à cheval sur plusieurs projets en cours.

L'un d'eux est un drame social intitulé Unwanted, qui porte sur le trafic d'enfants et qui est inspiré de faits réels. Il s'agira d'une coproduction et j'espère la présenter à Téléfilm Canada d'ici la fin de l'année.


Le suivant est Joni Goes Postal, écrit par Joan Wannan. Il s'agit d'une comédie dramatique qui raconte l'histoire d'une employée des postes qui découvre que son petit ami de longue date la trompe. Le cœur brisé, elle devient « (carte) postale ». Une série de situations idiotes et d'actes de vengeance bien pensés l'aident à réaliser que sa vie est faite pour avoir des aspirations plus élevées.


Nous sommes toujours en négociation pour démarrer le projet Cake. Il s'agit d'une comédie noire et d'un thriller écrit par le magnifique vétéran du cinéma Allan Moyle. Il s'agit d'un drame qui s'apparente à une pièce de théâtre sur l'accomplissement de soi et qui raconte l'histoire d'un photographe-mannequin désorienté par ses valeurs et ses choix de vie. Alors que son passé revient le hanter, le cercle se referme sur lui en une seule nuit.



Q8. Quelle est votre vision du cinéma post-Covid ? Une brève déclaration.


"The show must go on!" Si vous avez assisté au Festival de Cannes avec assez de régularité, vous avez peut-être senti bâtir le pouls de l’industrie du cinéma dès votre arrivée. Je me souviens des moments où je me réjouissais de rencontrer des collègues et des rêveurs créatifs de différents pays. Le Festival post-Covid était tout autre par rapport à celui qui avait précédé la pandémie. La plupart des professionnels sont revenus, mais l’euphorie n’était plus là.


J’aimerais bien pouvoir dire que rien n’a changé, que tout est dans nos têtes. Si j’emprunte la voix de Dr Groom l’aurait dit dans notre film, je dirais « c’est un complexe ! » Mais la réalité a changé. Nous avons découvert à quel point nous sommes privilégiés et comme nous avons tendance à prendre nos vies pour argent comptant. Si je peux me permettre une analogie, la Covid a fait de nos vies des films noirs. Alors, si nous nous traitons bien les uns les autres et évitons « les médecins dérangés » comme la peste, la Terre redeviendra peut-être un endroit meilleur comme elle l’était, et les bons films referont leur apparition.



BIO


Igor Stephen Rados

Réalisateur





Cinéaste curieux de la vie, Igor Stephen Rados cherche constamment à explorer « la facette cachée » d'une énigme qu’il veut perpétuellement résoudre. Son travail est guidé par un langage visuel explicite et une approche du montage dynamique. Rados est surtout connu pour ses films primés, dont la comédie noire politiquement provocante NURSERY RHYME OF A MADMAN, un documentaire joyeusement exotique, GUČA: SERBIAN DETOX, un drame existentialiste, DEJA VU DEJA VU, un documentaire énergique, BIKE COURIERS IN TORONTO, et enfin la satire controversée, TAX FOR HOMELESS. Né à Belgrade, en ex-Yougoslavie, diplômé de la School of Business du George Brown College en 1994, de l'Université de York en Liberal Studies in Film and Theatre en 1996, et en Production cinématographique avec les félicitations du jury en 1999, Rados vit avec sa famille à Toronto, au Canada depuis 1988.




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